Débutés depuis plus de trois ans, les travaux de réhabilitation d’une section de route d’une dizaine de kilomètres à l’entrée Est de la ville de Douala, la capitale économique du Cameroun, affichent un taux de réalisation de moins de 10%. Après deux ans d’attente, les financements sont disponibles depuis plusieurs mois. Mais Magil Construction Corporation, adjudicataire (sans appel à concurrence) de ce marché après la résiliation du contrat du groupement chinois WIETC/CRCC14 en octobre 2019, tarde à relancer les travaux. L’entreprise a pourtant déjà reçu des paiements d’un montant de 34 milliards de FCFA. En plus, son arrivée a fait exploser les coûts du projet. La multinationale canadienne a, par exemple, facturé à l’État le salaire mensuel d’un secrétaire à 11 millions de FCFA. Enquête exclusive…
Lors de sa visite de travail dans le Littoral du 18 au 20 avril 2022, le ministre des Travaux publics, Emmanuel Nganou Djoumessi, a exclu de son programme la pénétrante Est de Douala. Ce chantier, confié sans appel à concurrence à la multinationale canadienne Magil Construction Corporation, après la résiliation du contrat du groupement chinois WIETC/CRCC14 en octobre 2019, est pourtant l’un des plus importants de la capitale économique du pays. Mais, il affiche un taux de réalisation de moins de 10% plus de trois ans après. En arrêt, depuis mars 2020, la reprise des travaux sur cette section des corridors Douala-Ndjamena et Douala-Bangui, qui dessert par ailleurs le stade de Japoma, reste incertaine malgré la disponibilité depuis plusieurs mois de près de 70% des financements attendus depuis deux ans.
« De glissement en glissement«
En effet, en l’espace de quelques semaines, deux dates de reprise des travaux ont déjà été annoncées. À l’issue de la revue de ce projet, tenue le 21 mars 2022, une dizaine de jours avait été donnée à Magil pour produire un nouveau calendrier d’exécution des travaux. Sollicité à la fin de cette mise en demeure, Emmanuel Nganou Djoumessi a fait savoir, via ses services logés à l’immeuble Emergence, que le planning actualisé transmis par Magil prévoit « un démarrage des travaux dans la première semaine de mai 2022, pour un délai de 17 mois (pour la phase I, NDLR) ». Mais, après une autre réunion, tenue le 27 avril 2022, la reprise des travaux est désormais programmée pour le 15 mai courant.
En fait, alors que l’entreprise canadienne a déjà perçu 34 milliards de FCFA (soit le coût du premier marché conclu pour la réalisation de ce projet), ses calendriers d’exécution des travaux « vont de glissement en glissement », de l’aveu même du ministre des Travaux publics. Magil a donné un premier planning prévoyant la reprise des travaux en novembre 2021, puis un second fixant le redémarrage en janvier 2022. Mais, tous ces calendriers n’ont pas été respectés malgré un ordre de service de commencer les travaux, daté du 19 janvier 2022.
Rémy Claude Ako’o, ingénieur du marché et délégué régional des Travaux publics pour le Littoral : « Le problème que je connais c’est que Magil n’arrive pas à avoir un sous-traitant pour l’exécution des travaux ».
Contacté, le vice-président de Magil, Franck Mathière, a orienté Investir au Cameroun vers ses équipes juridiques et médias, qui, jusqu’à ce jour, n’ont pas donné suite à notre sollicitation, malgré nos relances. Mais, lors de la revue du projet du 21 mars 2022, le directeur de projet de Magil, Frédéric Zelmat, a défendu que « le contrat est effectif depuis le 19 janvier… ». Il faut dire que, selon les clauses de cet accord, le contrat court « à compter de la date de décaissement de l’avance de démarrage ». L’entreprise canadienne estime donc accuser un retard d’au plus trois mois pour sa mobilisation effectivement sur le terrain. Frederic Zelmat liste ensuite « les contraintes » à l’avancement du projet : absence de la documentation nécessaire pour pouvoir bénéficier des exonérations fiscales (cela aurait également bloqué la signature du marché public proprement dit), non-paiement de certaines factures (1,7 milliard de FCFA) et non réception des travaux préliminaires effectués par Razel.
« Le problème que je connais c’est que Magil n’arrive pas à avoir un sous-traitant pour l’exécution des travaux », a répliqué à la même occasion Rémy Claude Ako’o, ingénieur du marché et délégué régional des Travaux publics pour le Littoral, dont la capitale régionale est Douala. Selon le directeur de projet de Magil, un appel d’offres est en cours pour sélectionner ce sous-traitant. Et pourtant, à en croire l’ingénieur du marché, les travaux d’urgence qui vont servir de base à certaines autres prestations ont été confiés à Razel, parce que la société française était à cette époque le sous-traitant de Magil. Sauf que, selon le ministère des Travaux publics (Mintp), un contentieux oppose depuis les deux entreprises, notamment au sujet de la construction du complexe sportif d’Olembé, et Magil ne souhaite plus travailler avec Razel.
Leopold Akono Mvondo, conseiller technique du ministère des Travaux publics : « Je pense qu’il est important pour le maitre d’ouvrage de faire arrêter ces travaux et de commettre un audit avant que la situation n’empire ».
Pour Rémy Claude Ako’o, la démarche de Magil s’apparente à du « désordre ». Car, assure-t-il, le remplacement de l’entreprise française pourrait avoir un impact sur la continuité des travaux et la qualité de l’ouvrage. De ce fait, ce dernier a demandé à son ministre d’instruire à Magil, « soit d’arrêter de nous déranger en commençant les travaux, soit vraiment de nous libérer en laissant ces travaux à quelqu’un d’autre ». « Je pense qu’il est important pour le maitre d’ouvrage de faire arrêter ces travaux et de commettre un audit avant que la situation n’empire », a pour sa part suggéré le conseiller technique du ministère des Travaux publics, Leopold Akono Mvondo, au cours de la revue du projet du 21 mars.
« Il faut bien intégrer que nous n’acclamons pas les sanctions négatives, les résiliations… Nous, nous acclamons la livraison de l’axe routier. C’est pour ça que nous nous mettons dans un état d’esprit d’accompagnement de l’entreprise », a tempéré chaque fois le ministre face à la colère de ses collaborateurs. Cette attitude conciliante tranche avec le traitement réservé au groupement chinois WIETC/CRCC14, adjudicataire en août 2018 de ce projet pour un coût de 33 milliards de FCFA. À la suite des embouteillages interminables créés par les travaux, Emmanuel Nganou Djoumessi a, au cours d’une visite de chantier effectuée le 6 août 2019, réprimandé devant les micros et caméras de télévisions les responsables de ce groupement avant de résilier son contrat trois mois plus tard.
Un contrat sur mesure
« Ce dossier est gênant. Car, Magil vient au Mintp sous forte recommandation », explique une source interne qui s’est cependant refusé de nous montrer la correspondance introduisant cette société auprès du ministre des Travaux publics. Vrai ou faux ? Difficile à dire. Mais, de l’avis même de certains collaborateurs d’Emmanuel Nganou Djoumessi, le contrat commercial, signé le 3 décembre 2019 entre le Mintp et Magil, fait la part belle à l’entreprise.
À titre d’illustration, alors que la société canadienne est réputée avoir été choisie parce qu’elle « pouvait se mobiliser en urgence pour la reprise des travaux », ce document indique plutôt que son contrat entre en vigueur lorsque le cocontractant perçoit l’avance de démarrage correspondant à 25% de la valeur du marché. Du coup, on ne peut lui reprocher que trois mois de retard, alors que les travaux lui ont été confiés depuis décembre 2019.
En plus, le texte prévoit que « le contrat est régi et interprété selon les lois de la province du Québec et les lois du Canada qui s’y appliquent » ; exonère l’entreprise de tous les impôts, taxes et autres prélèvements ; l’exempte de cautionnement ; change la consistance et le mode d’exécution initiaux des travaux entrainant une hausse des coûts…
Pour Patrice Amba Salla, ce projet n’est pas assez complexe pour être exécuté en EPCM. En réalité avoue la Dir, ce mode d’exécution a été choisi pour s’adapter à Magil, « spécialisée dans l’exécution des contrats EPCM ».
Aujourd’hui, le coût prévisionnel du projet est d’un peu plus de 146 milliards de FCFA hors taxe, à exécuter en deux phases. La première, dont les financements sont disponibles, concerne les travaux de chaussées (3×2 voies sur 9 km) pour un coût de 87,3 milliards de FCFA, et la seconde consiste en la construction d’un second pont sur le fleuve Dibamba pour près de 59 milliards de FCFA (financements non disponibles).
Pour un peu plus de 33 milliards de FCFA, le groupement chinois devait réaliser ce qui est aujourd’hui considéré comme la première phase. En confiant le projet à la multinationale canadienne, ces prestations ont donc augmenté de 54 milliards de FCFA. « Le précédent marché signé avec le groupement WIETC/CRCC14 ne prenait pas en compte certains travaux également importants, ou qui se sont avérés nécessaires au moment de la reprise du projet par Magil », explique la direction des investissements routiers (Dir) du Mintp.
Ici, on liste notamment les travaux d’urgence réalisés avant la CAN ; le déplacement des réseaux (télécommunications, eau et électricité) et des panneaux publicitaires ; l’aménagement de 35 km de voies alternatives ; l’intégration des travaux connexes non spécifiés pour 13 milliards de FCFA… Il s’agirait d’« une prévision qui permettra de réaliser certains travaux routiers dans la zone du projet, sur instruction du maitre d’ouvrage », assure-t-on à l’immeuble Émergence. Il y a, en plus, ajoute la Dir, « des prestations liées aux opérations de management et de contrôle interne des travaux, qui incombent également à Magil pour ce type de contrat ».
Alors qu’elle n’exécute pas les travaux, la société Magil devrait toucher, selon le contrat commercial, 63,4 milliards de FCFA pour un marché d’un montant de 146 milliards de FCFA, soit 43,4% du coût global.
En effet, de WIETC/CRCC14 à Magil, on est passé d’un contrat classique à un EPCM (Engineering, Procurement and Construction Management – en français, Ingénierie, Approvisionnement et Gestion de la Construction). « Ce qui signifie que Magil assure pour le maitre d’ouvrage et après validation de ce dernier, à chaque étape, la passation des contrats de sous-traitance et le suivi des travaux ». Dans le détail, explique les services d’Emmanuel Nganou Djoumessi, l’entreprise canadienne conçoit le projet, réalise les études d’avant-projet détaillé, assiste le Mintp dans ses missions de maitre d’ouvrage et contrôle les travaux qui sont réalisés par les sous-traitants.
Cette option intrigue un ancien ministre des Travaux publics (2011-2015). Pour Patrice Amba Salla, ce projet n’est pas assez complexe pour être exécuté en EPCM. En réalité avoue la Dir, ce mode d’exécution a été choisi pour s’adapter à Magil, « spécialisée dans l’exécution des contrats EPCM », et qui « a l’avantage de l’accès au marché financier (il a pourtant fallu plus de deux ans pour mobiliser seulement près de 70% des financements, NDLR) ». « Les contrats réalisés jusqu’ici par Magil l’ont toujours été sous ce format », justifie d’ailleurs cette direction. Mais, ce choix est d’autant plus questionnable que Magil ne fait mention sur son site d’entreprise d’aucune expérience en matière de travaux routiers et qu’il a également contribué à saler l’addition.
Surcoûts
Alors qu’elle n’exécute pas les travaux, la société Magil devrait toucher, selon le contrat commercial, 63,4 milliards de FCFA pour un marché d’un montant de 146 milliards de FCFA, soit 43,4% du coût global. Cet argent est reparti en plusieurs lignes : 22,2 milliards pour « les services professionnels (gestion de la construction et l’ingénierie) », 20% du coût de l’« approvisionnement des biens » (10,5 milliards), 20% du coût de la « gestion de la construction » (7,32 milliards de FCFA), 6 milliards pour le « personnel affecté aux travaux auto-exécutés », 20% sur les charges du « personnel local » et des coûts des « travaux auto-exécutés par le personnel local » (2,88 milliards) et 14 milliards de « frais remboursables ».
Examiné dans les détails, ce budget laisse apparaitre des curiosités. Il y a cette majoration de 20% qu’on retrouve sur la moitié des lignes du budget. Selon le contrat, elle représenterait les « frais généraux » (10%) et les « bénéfices » (10%). « Les 20% sont liés au type de contrat EPCM. Toute entreprise a toujours dans son sous-détail de prix, un coefficient de vente (bénéfice) qui atteint parfois les 15% pour certaines entreprises et suivant le type de financement », justifie la Dir. Mais en plus de cette majoration, l’on constate que la « gestion de la construction » est facturée deux fois (à la première ligne et à la troisième).
En outre, Magil a fait payer à l’État des salaires mensuels importants pour ses employés expatriés. Ils vont de près de 17 mille euros (plus de 11 millions de FCFA) pour un secrétaire à plus de 57 mille euros (près de 40 millions de FCFA) pour les postes les plus importants. Le tout exonéré d’impôts, de taxe et autres prélèvements obligatoires ! Pour plusieurs experts-comptables contactés, cette grille de rémunération est problématique. La qualité de certains personnels n’est pas précisée. En plus, il n’y a pas de job description encore moins des sous-détails permettant de savoir ce que couvre chaque salaire ; surtout qu’il figure déjà parmi les « frais remboursables », des charges liées à la prise en charge du personnel, famille incluse (transport, hébergement, subsistance, protection personnelle…).
De manière globale, estiment ces experts, ce budget est « questionnable ». « On peut même clairement parler de surfacturation. Car, les activités d’assistance et de contrôle prennent pratiquement la moitié du budget global », se risque l’un deux. « Il faut relever que les montants indiqués dans le contrat commercial sont des enveloppes prévisionnelles et indicatives. Le coût réel des travaux de chaussée découlera du contrat de sous-traitance qui sera signé », tempère-t-on au Mintp. Sauf qu’il revient à Magil, dont les paiements dépendent des factures de ses sous-traitants, d’assurer le contrôle.
Source : Investir au Cameroun