« Il échangea son macabre colis contre un attaché-case de billets de banque. […] Pas tant pour me faire de l’argent (je n’ai jamais cherché à faire fortune). Mais pour ne pas passer pour un sot. Je connaissais et admirais les Bamiléké pour leur cupidité et leur affairisme. Les riches commerçants m’auraient considéré comme le plus naïf de l’univers si je n’avais pas cédé les crânes des ancêtres contre des espèces sonnantes. […] Mais, quoi que puissent en penser leurs compatriotes Bëti de Yaoundé qui les détestent, les Bamiléké restent le peuple le plus gentil et indulgent du monde. C’est avec de larges sourires francs que tueurs armés et riches commerçants, spontanément et ensemble, me firent des signes amicaux d’adieu quand le bateau leva l’ancre. »
Ce n’est pas moi qui suis l’auteur de ces lignes. Celui qui écrit ces mots provocateurs, c’est Ahmadou Kourouma. Celui qui parle, c’est Maclédio, un personnage, qui, pour sauver sa vie, avait volé un des paniers sacrés, les bieris contenant les crânes des ancêtres du chef en pays bamiléké. Le portrait que l’on découvre, ci-haut, est complexe : le Bamiléké serait riche, gentil, indulgent, avec de larges sourires francs de tueurs armés ; surtout, il serait haï par les Bëti. Rassurez-vous toutefois : tout ce que vous venez de lire n’est pas une expérience vécue ; c’est un récit livresque, les histoires tirées d’un roman intitulé « En attendant le vote des bêtes sauvage », de Kourouma.
Mais si l’on se rappelle que le roman est un miroir qu’on promène le long d’un chemin, on devrait reconsidérer les déclarations de l’ivoirien qui a fait ces remarques sur les Bamiléké et sur leurs relations empreintes de détestation avec les Bëti. Les choses que racontent les livres peuvent-elles s’avérer authentiques ? Et, dans ce cas, quelle est la part de l’imagination littéraire et le coefficient d’authenticité des déclarations romanesques que nous avons relevées ?
En clair, puisqu’il n’y a pas de fumée sans feu, examinons plus avant la question complexe du tribalisme dans notre pays en tentant de clarifier les points suivants :
- Pourquoi le problème du tribalisme au Cameroun mérite-t-il de retenir notre attention ?
- Les Bëti ou toute autre communauté détestent-ils (vraiment) les Bamiléké ?
- Les Bamiléké sont-ils (vraiment) détestables ?
- Victimisation et auto-glorification : conjurer le déni ;
- Tuer la haine : vers un Nouveau leadership Bamiléké.
- Au-delà de la fumée suffocante des tribus, les flammes conviviales du métissage.
1- Pourquoi le problème du tribalisme au Cameroun mérite-t-il de retenir notre attention ?
La question tribale s’est imposée au débat dans notre Cercle de réflexion restreint dimanche dernier, le 08 janvier, lorsque nous faisions le point sur les réactions au récent article, « Yaoundé, le pouvoir tribal ou Le régime co-villageois des super-Bulu d’Étoudi ». Dans l’équipe, nous avions décidé que, pour construire de nouveaux repères pour notre pays, pour élaborer des principes innovants susceptibles de faire renaître la flamme civique dans le cœur de nos compatriotes, pour bâtir l’armature de valeurs morales et patriotiques à mettre à la disposition de la jeunesse de notre pays afin que celle-ci révolutionne ses comportements pour voir neuf et rêver grand, nous devrions aborder tous les sujets, sans procès d’intention, sans tabou, sans faux-fuyants, sans déni.
Les débats étaient enflammés et je me souviens encore de ces paroles souterraines, empreintes gravité, d’une sourde répulsion et de dépit, de ma collègue, le Professeur Jeannette Wogaing Fotso : « Il faudra bien qu’on comprenne pourquoi les Camerounais détestent les Bamiléké… » L’auteur de la présente tribune s’en est inspiré.
Ce titre peut paraître provocateur, certes. Mais, il nous rappelle deux choses : d’abord, la question tribale ne peut être abordée que par des détours, par une sorte d’esthétique du laid, comme la remarquable mise en scène de l’écrivain Kourouma, pour pouvoir pleinement retenir l’attention des citoyens et les sensibiliser par rapport à la tragédie que représente le tribalisme ; ensuite, la force sémantique déroutante des mots employés nous introduit de plain-pied au cœur de l’extrémité intime de l’articulation du discours philosophique avec la vie quotidienne. Autrement dit, pour traiter du tribalisme, il faut en même temps mobiliser l’art, avec ses miroirs humanisants, représenter le mal dénoncé et les moyens de l’enrayer, et mettre en avant la responsabilité des artistes, des scientifiques sociaux et des philosophes. En l’occurrence, le philosophe rappelle, à l’attention de tous, son office ingrat : « Philosopher, comme je l’ai toujours entendu et pratiqué jusqu’ici, c’est vivre volontairement sur la glace et les cimes, à la recherche de tout ce qui est surprise et problème dans la vie, de tout ce qui, jusqu’à présent, avait été tenu au ban par la morale » (Nietzsche, Ecco Homo, p. 3). Autrement dit, le philosophe ne doit jamais craindre d’être stigmatisé, d’être combattu et diffamé, s’il ose fouiller le cœur de l’homme pour déterrer les racines de toute récrimination, les mobiles de toute stigmatisation, les raisons de toute détestation, la souche de toute criminalisation.
Il n’échappe à personne, en effet, que les idéologues manipulateurs du régime tribal en place dans notre pays soutiennent que leur tribu de pilleurs est d’élection divine ; que par le sang princier que les dieux auraient inoculé dans leurs veines, ils seraient destinés, de naissance, au commandement suprême. Il n’est pas inutile de préciser que les Bulu, pris comme une composante respectable de la communauté nationale, ne sont pas associés aux diableries criminelles des « super-Bulu », un groupuscule de satanistes suprémacistes qui tuent les Bulu, les Bëti, les Sawa, les Bamiléké, et tous les autres, et hypothèquent l’avenir de la jeunesse camerounaise.
La vérité est qu’au Cameroun, au-delà des questions périphériques relatives à la domination néocoloniale, c’est à cause du tribalisme que l’Occident nous domine. Le succès dans la lutte pour l’émancipation du peuple et la prospérité économique est conditionnée, entre autres, par le solutionnement de la question de la stigmatisation évidente de la communauté Bamiléké et par la capacité des Camerounaises et des Camerounais de tous les horizons géographiques, de toutes les sphères culturelles, à faire bloc, à faire foule et à affronter, ensemble, la pègre qui écume la haute administration de l’État, ceux que j’ai désignés par le vocable les super-Bulu.
2- Les Beti ou toute autre communauté détestent-ils les Bamiléké ?
Il est établi que les Bamiléké savent faire les affaires ; que les Bëti n’ont pas toujours le flaire pour le commerce ; que chaque ethnie a ses caractéristiques qui l’abaissent et l’élèvent aux yeux des autres groupes. Mais ces données ne sont pas des atavismes (des bénédictions ou des malédictions qu’on porterait dans son corps, de naissance). Dans la plupart des cas, dans notre histoire récente, les Bamiléké ont migré de l’Ouest vers toutes les régions du pays. Toutes les communautés les accueillent et les hébergent ; ils sont reçus partout comme des compatriotes jouissant du droit constitutionnel de s’établir au lieu de leur choix, sur toute l’étendue du territoire national. À cause des brassages des peuples et des liens de mariage y afférents, il se trouve que dans presque chaque famille Bëti actuellement, il y a un Bamiléké, et vice-versa.
Il est cependant évident que la question tribale, au Cameroun, a un aspect historique fondateur issu du colonialisme. Avec les Bassa, les Bamiléké ont résisté férocement aux colons. Ce peuple entreprenant, riche et dynamique a payé le prix fort de cette résistance aux occupants français qui, lors de la fausse indépendance octroyée à Ahmadou Ahidjo, lui avaient clairement instruit de mater les Bamiléké. Ce dernier avait utilisé la carotte et le bâton ; ce qui a permis la « fabrication » de plusieurs hommes d’affaire fortunés dans la communauté Bamiléké.
Depuis 1982 et l’accession à la magistrature suprême de Paul Biya, un Bulu du Sud, le tribalisme politico-administratif hérité du colonialisme s’est amplifié. Il y a eu un basculement souterrain. Le régime du Renouveau avait choisi de coopter toute l’élite bamiléké dans l’appareil politique du RDPC et s’était employé à utiliser les fils et les filles de l’Ouest pour les opposer à leurs frères et sœurs dans l’optique des joutes électorales nécessaires à sa domination sur toutes les communautés. Parallèlement, le groupe de pression Essingan des Bëti-Bulu-Fang avait été créé dans cette mouvance pour rivaliser avec le L’a’akam bamiléké. Les idéologues du Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais, le parti présidentiel, ont tour à tour théorisé la suprématie tribale et légiféré pour consacrer la division ethnique. Jacques Fame Ndongo a systématisé la suprématie des Bulu sur les autres groupes ethniques Fang-Bëti-Bulu, en consacrant en même temps le Sud comme l’horizon indépassable du « socle granitique » du pouvoir d’État. Joseph Owona quant à lui a inscrit dans la constitution les notions d’autochtonie et l’allogène.
Chaque fois que le régime du Renouveau a été menacé, il a actionné le levier de la stigmatisation tribale. C’était d’abord avec Ni John Fru Ndi, dans les années 90, avec moins de succès. Ensuite, depuis 2018, on a assisté au regain de la manipulation politique des tribus, avec l’élection présidentielle qui a vu Maurice Kamto s’imposer comme une alternative crédible au pouvoir de Yaoundé. Une chasse au faciès a été organisée contre les Bamiléké depuis cette date et des arrestations massives des militants du Mouvement de la Renaissance du Cameroun (MRC), parti dirigé par Maurice Kamto, ont été observées. Les autorités policières et judiciaires ciblaient essentiellement les militants originaires de l’Ouest, donc les Bamiléké. Conscient que le pouvoir leur échappait, les super-Bulu ont recruté des idéologues sans scrupules pour rassembler autour du noyau dur bulu du palais constitué de Samuel Mvondo Ayolo, Louis-Paul Motaze, Jacques Fame Ndongo et des autres. Ceux-ci ont mobilisé un épouvantail qu’ils croient imparable : la notion d’« Ekang ». C’est une nébuleuse littéraire sensée réallumer la fibre tribale et réunir tous les Fang-Bëti-Bulu pour faire bloc autour de Biya en vue d’une succession dynastique à Étoudi.
Dans l’opinion, on distille l’idée selon laquelle la grande menace à l’unité et à la cohésion viendrait des « pieds trempés », ce qui, dans la langue Eton, signifie les Bamiléké. Il n’y a qu’à voir comment les caciques du pouvoir en place utilisent les médias pour les besoins de la cause. Ces outils de propagande s’attaquent en mondo vision aux Bamiléké, sans qu’ils n’écopent de la moindre sanction du Conseil National de la Communication (CNC). C’est le cas de Vision 4, surtout lorsqu’Ernest Obama en était le Directeur général. Heureusement, cette haine entretenue contre les Bamiléké n’est pas encore poussée jusqu’au génocide…
3- Les Bamiléké sont-ils détestables ?
Mais il faut distinguer ce tribalisme politico-administratif du tribalisme communautaire. Au Cameroun, la plupart des communautés dénoncent, pêle-mêle, le mépris, la condescendance, la cupidité, la boulimie foncière, le goût immodéré pour l’argent, l’égoïsme quasi congénitale le tribalisme des Bamiléké. La stigmatisation de cette communauté est donc réelle. Le nier, c’est verser dans la mauvaise foi. Devant cet état de choses, il convient de s’interroger : les Bamiléké souffrent-ils de ce que Molo Olinga appelle « la jalousie compulsive et le désir mimétique » à cause de leur dynamisme et de leur prospérité économique ? dans leur esprit, les « autres » seraient-ils en train de les assassiner symboliquement pour prendre leur place et profiter paresseusement de leurs richesses ? Est-ce un problème de mérite ? Cette stigmatisation serait-elle une innommable fatalité qui survivrait aux exhortations apostolico-tribales de l’évêque Ndongmo qui aurait préconisé la domination des Bamiléké sur les autres ethnies ? Serait-ce, au contraire, la réalisation des prémonitions raciales des colons français qui, de la bouche Lamberton, désignaient les Bamiléké comme un caillou dans le pied du Cameroun indépendant ? Serait-ce l’accomplissement du vœu infâme d’Amadou Ali qui soutenait qu’« un Bamiléké ne sera jamais Président au Cameroun » ?
Toutes ces pistes d’analyse méritent d’être examinées. Certes, à Yaoundé, on mobilise l’arme du tribalisme au sommet de l’État pour renforcer les assises tribales du pouvoir. Mais le pouvoir profite surtout des reproches et des accusations de tribalisme atavique portées contre les Bamiléké par la plupart des autres communautés. De nombreux citoyens nient d’abord l’accusation de stigmatisation des Bamiléké et répondent, comme cet internaute : « Comment vous pouvez dire que les Camerounais détestent les Bamiléké, alors qu’ils sont la communauté qui s’installe le plus chez les autres communautés du pays et ça depuis toujours !!! Même au fin fond du Sud, tu trouveras un Bamiléké dans un village qui vit là depuis des années ! Les Bamiléké ont été accueillis partout par les autres ! Les Bamiléké sont députés dans mon Douala natal ; ils sont maires, etc. Maintenant dis-moi combien de non- Bamiléké sont intégrés par les Bamiléké à l’Ouest ? Tu as déjà vu un seul député où mairie non-Bamiléké à l’Ouest ? Même acheter un terrain à l’Ouest pour un non- Bamiléké c’est quasiment impossible ! »
Mais d’autres compatriotes sont plus expéditifs et confient : « Ces gens sont des envahisseurs, mais ils ne veulent pas s’associer aux autres. Nous n’allons pas nous associer à eux. Quand tu traites avec eux, ils ne veulent pas savoir si quelque chose est logique ou pas, si les autres ont aussi le droit d’en jouir ; tout pour eux se résume en un seul élément qui détermine le reste : la communauté de sang ! Tu es Bami, c’est bon ; tu ne l’es pas, oublie ! Ce sont des gens sans scrupule : ils peuvent vendre ou tuer tout le monde juste pour se faire de l’argent. Il n’y a qu’à voir comment ils créent partout des usines clandestines pour fabriquer de faux médicaments, du miel impropre à la consommation et qui empoisonne les consommateurs ou des vins frelatés avec lesquels ils inondent le marché, en mettant les vies des Camerounais en péril. Ce sont des profiteurs, des voleurs, des gens immoraux : tout, chez eux, se résume à l’argent, au profit personnel. Ces gens sont fourbes et ont la bouche fourchue. Ne crois jamais à ce qu’un Bamiléké te dit, malgré son large sourire avenant. Ils ne sont pas dignes de confiance. Ils ont trop « le gros cœur » et ils ne s’en cachent même pas. Quoi, un Bamiléké au Palais d’Étoudi, c’est la mort. Jamais ! Mieux Biya meurt, ressuscite et remeurt au pouvoir. » Telle est leur rhétorique incendiaire.
Nous aimerions que ces récriminations soient infondées. Mais hélas, c’est un sentiment presque général que nous observons… Au cours de notre dernière rencontre, j’avais fait observer au Président du Mouvement pour la Renaissance du Cameroun, Maurice Kamto, la constance des attitudes de discrimination et d’enfermement tribal très manifestes chez des membres bamiléké de sa formation politique. C’est cela son talon d’Achille ; au-delà des manœuvres de déstabilisation du pouvoir en place dirigées contre son état-major, c’est l’expérience de la discrimination vécue depuis des décennies par les autres communautés nationales qui est la cause première de notre échec, nous qui faisons front contre les abus du régime en place. C’est à cause de ces tendances au repli identitaire tribal que le Président Kamto a aussi échoué, que nous avons échoué.
À suivre….., demain 17 janvier 2023, à 8H :
4- Victimisation et auto-glorification : conjurer le déni
5- Tuer la haine : vers un Nouveau leadership Bamiléké
6- Au-delà de la fumée suffocante des tribus, les flammes conviviales du métissage
Fridolin NKÉ, Expert en discernement